Published on “LeMonde.fr” December 3rd, 2009.

C’est en passe de devenir l’anecdote des dîners en ville : un feu rouge ignoré, un permis oublié, une remarque lors de l’interpellation d’un quidam – et c’est la garde à vue. Le nombre des “GAV” a ainsi doublé en quelques années pour dépasser le demi-million en 2009, et concerne désormais des citoyens au profil fort éloigné du délinquant ordinaire.

Si l’on ajoute les conditions traumatisantes (faut-il en évoquer l’hygiène ? la fouille à nu ?) dans lesquelles se déroulent ces GAV, on peut comprendre que magistrats et avocats se soient publiquement alarmés de cette coutume française, qui consiste à enfermer un individu, pour des motifs souvent très minces, pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures.

Dans ce contexte, la riposte de Synergie, deuxième syndicat d’officiers de police de France, qui qualifie les avocats de “commerciaux dont les compétences en matière pénale sont proportionnelles au montant des honoraires perçus” n’est pas seulement grossière, elle contribue à entretenir un clivage malvenu entre auxiliaires de justice.

Elle méconnaît en effet la mission de l’avocat après l’interpellation : le réconfort et l’assistance à personne isolée, voire effarée lorsque c’est une “première”, ce qui est le cas chaque année pour plusieurs dizaines de milliers de citoyens sans aucun antécédent.

Quiconque dans la profession a dû assister un jeune papa, conducteur trop pressé de retour de la pharmacie, et mis en cellule entre un pauvre hère qui s’oublie et une brute récidiviste, s’est rarement senti dans la peau d’un “commercial”. La situation, du reste, ne s’y prête guère : commis d’office ou non, l’avocat sera chichement indemnisé par l’Etat, au mieux rémunéré par son client une fois ” dehors “.

On n’a donc jamais vu que le huis clos d’un commissariat soit particulièrement lucratif – contrairement aux divorces de la jet-set ou aux fusions-acquisitions… La charge de Synergie est d’ailleurs contreproductive du point de vue de la police elle-même. Combien d’officiers responsables d’une GAV voient avec soulagement, parfois en pleine nuit, débarquer l’avocat d’une personne suspectée ?

En larmes ou enragé, le “gardé à vue” a toujours besoin d’un tête-à-tête rassérénant, où lui seront expliqués et le déroulement de la procédure et le comportement le plus judicieux à observer. Conseil juridique et “cellule psychologique”, la présence de l’avocat est plus que jamais précieuse pour des policiers accablés, sous-équipés et sous-payés. De cette synergie-là, certains syndicats seraient avisés de se souvenir. L’intérêt des forces de l’ordre, comme de la société dans son ensemble, est par conséquent que l’avocat demeure un acteur central et exigeant dans le processus de la garde à vue ; et ce, d’autant plus que l’explosion des violences aux personnes comme l’évolution législative (de la judiciarisation excessive des infractions au code de la route à la multiplication des fichiers informatiques) rendent de plus en plus complexe la préservation simultanée de l’ordre et des libertés.

Sans donner dans la jérémiade, il convient également de dire un mot de la condition des avocats français. Que leur reproche le syndicat précité ? De privilégier la facturation, c’est-à-dire leur chiffre d’affaires. Personne ne niera qu’un avocat, surtout débutant, doit se démener pour pérenniser son activité et qu’entre les charges professionnelles et la T.V.A. en fin de mois, la question de ses revenus est loin d’être secondaire. Mais la pression qui pèse le plus fortement sur les avocats, dont on ne parle jamais et qui est à l’origine du dérapage de Synergie, c’est l’américanisation de notre imaginaire collectif.

L’avocat français souffre en effet d’un statut bâtard : la justice lui réclame l’exemplarité dévouée d’un auxiliaire tandis qu’un nombre croissant de justiciables le regardent comme un mercenaire à leur service. On ne dira jamais assez les ravages provoqués par les séries télévisées américaines, qui imposent une image erronée du juge, du policier et de l’avocat. Pas un jour sans que nous devions expliquer aux interpellés que, non, en droit français, on ne peut jeter au visage des policiers un “Je ne répondrai qu’en présence de mon avocat !” ou un “Libérez-moi : vous ne m’avez pas lu mes droits !” Pas une audience sans que nous soyons contraints de reprendre tel ou tel prévenu, qui se croit à Los Angeles, et donne du “Votre Honneur” au président du tribunal.

Or, dans l’esprit public, cette américanisation va de pair avec une “mercantilisation” : certains considèrent désormais les avocats comme de simples fournisseurs, uniquement motivés par l’argent, et avec lesquels il suffirait de mettre “le juste prix”. Eh bien, non.

D’une part, parce que les avocats français ont l’interdiction formelle de recourir au démarchage ou à la publicité (ce qui est fâcheux pour des “commerciaux”) ; d’autre part, parce qu’il arrive à nombre d’entre eux de trouver aussi leur récompense dans la noblesse de leur travail – tout comme nombre de juges, d’infirmières… et de policiers.

Et il est légitime, surtout après qu’un arrêté de la Cour européenne des droits de l’homme, en date du 13 octobre dernier, a condamné la France en la matière pour ses pratiques contraires au droit européen, que notre profession interpelle les pouvoirs publics sur les dérives de la garde à vue, réclame pour toute personne détenue le droit d’être correctement défendue, et pour son avocat la possibilité d’assister à toutes les auditions et d’avoir accès au dossier de la procédure dès le début de cette mesure privative de liberté.

Car que veulent les avocats, en définitive ? Des gardes à vue respectueuses du droit français et européen, c’est-à-dire, dans les faits, moins de gardes à vue. Ce qui ferait diminuer drastiquement le nombre de leurs “clients”. Curieux commerciaux, décidément.

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